Dachenka ou la vie d’un bébé chien (Dášeňka čili život štěněte, Karel Čapek Fr. Borový 1932), Karel Čapek, graphisme Karel Teige, traduit par Anna et Jacques Arnaudiès, postface de Xavier Galmiche, éditions MeMo, 2015.
N'ayant pas pu photographier ni la première, ni la deuxième édition, j'ai choisi de poster la version française. Bien que certains détails et la typographie aient été modifiés, la qualité d'impression, le respect global de la mise en page, ainsi que les scans des photos de Karel Čapek, réalisés dans ses archives personnelles à Prague par les éditions MeMo, m'ont semblé suffisamment fidèles. Cela constitue un bel hommage à cet ouvrage, qui est également disponible en France.
En 1932, un ouvrage destiné aux enfants vient bouleverser l'univers littéraire et graphique du livre pour enfants en Tchécoslovaquie. Dachenka ou la vie d'un bébé chien (Dášeňka čili Život štěněte) publié par les éditions Fr. Borový contenant le texte, les dessins et les photographies de Karel Čapek, le graphisme est réalisé par Karel Teige (1900-1951), publié par les éditions Borový. Karel Čapek (1890-1938), une figure littéraire et intellectuelle de l'entre-deux-guerres, est intimement lié au destin de la nouvelle nation tchécoslovaque et entretient des relations étroites avec le président Tomáš Garrigue Masaryk (TGM 1850-1937). En plus de ses entretiens publiés, il est un écrivain et dramaturge prolifique, ses écrits étant parfois teintés de politique (comme La guerre des salamandres et La maladie blanche). Il se révèle également être un conteur lyrique et contemplatif de son époque. Ses écrits, empreints d'une simplicité ironique et douce, sont souvent jalonnés de réflexions sur la vie et les événements traversant son pays. Dans Dachenka, il parvient à combiner légèreté et profondeur, créant ainsi une expérience de lecture riche et nuancée.
L'éditeur František Borový entretient également une relation proche avec Karel Čapek. Ce dernier soutient cette maison d'édition qui, dès 1912, a diffusé des auteurs tchèques engagés contre la domination austro-hongroise ainsi que des créations contemporaines. Au-delà de la simple production d'ouvrages, František Borový comprend que les éditeurs, tout comme les artistes et graphistes, doivent se regrouper pour diffuser la création littéraire contemporaine tout en produisant de beaux livres. C'est ainsi qu'il se rapproche d'éditeurs, d'imprimeurs, de graphistes, d'auteurs et d'intellectuels tchèques.
Karel Teige, quant à lui, exerce régulièrement en tant que graphiste, critique et théoricien de l'art pour différentes revues, dont la revue RED et Kmen, ainsi que pour la maison d'édition Borový. L'éditeur réunit ainsi ces deux personnalités, Karel Čapek et Karel Teige. Cependant, le second éprouve des réserves envers le premier en raison de ses engagements autour de la création et des tensions liées au folklore. Alors que Karel Čapek prône une certaine ouverture aux légendes, au merveilleux et au folklore tchèque, pouvant être intégrés dans les œuvres contemporaines, Teige préconise quant à lui un renouveau complet. Il s'investit activement dans une lutte contre les contes de fées présents dans les livres pour enfants.
Pour cet ouvrage Karel Teige a travaillé avec un empilement de matériaux : chroniques, dessins et photographies de Karel Čapek. Les chroniques ont été publiées dans la rubrique pour enfants intitulée "Le Coin des Enfants" du journal Lidové Noviny, en 1931-1932. Ces chroniques étaient agrémentées des illustrations de l'auteur, présentées de manière séquentielle – en deux, trois, voire même huit scènes consécutives, afin de capturer les avancées et les facéties drôlatiques de Dachenka. Ces séquences dessinées étaient souvent numérotées.
Passionné de photographie, Karel Čapek réalisait des photographies de sa propre chienne Iris. Cependant, le mystère entourant l'ajout de ces photos pour l'édition du livre persiste. C'est là que Karel Teige intervient : il s'approprie les textes et les séquences dessinées, puis intègre les photos à la fin du livre. Karel Teige fait preuve d'une grande liberté dans la disposition des illustrations. Il retire les numéros des séquences, faisant ainsi cohabiter les images de manière très libre, tout en maintenant une cohérence entre le texte et les dessins.
Karel Teige joue également avec la taille et la disposition des images dans l’espace de la page, des illustrations, il explore un équilibre nouveau. Par le biais de la taille de la typographie et des dessins, il met en avant certains éléments de la personnalité et des facéties de Dachenka. Lorsqu'elles étaient publiées dans la presse, le format des dessins et des séquences convenait parfaitement à une publication en colonnes, agrémentées de séquences illustrées. Cependant, Karel Teige a dû composer avec l'espace de la page et le bloc de texte, édité au format album en grande taille.
Il adopte les principes du photomontage constructiviste dans un livre destiné à un large lectorat. Pour l'édition de Dašeňka, il suit les exigences constructivistes : « Une harmonie moderne, la page du livre n'est pas réglée par l'axe, mais est créée en équilibrant les contrastes entre les lettres grandes et petites, les lettres grasses et fines, les zones imprimées et non imprimées, les contrastes de couleurs, les images grandes et petites, etc.1». Il insuffle du dynamisme à la page tout en créant une véritable lisibilité tant pour le texte que pour les images. Pour les photos, il joue sur la taille, la répétition en différents formats de certaines photos (voir la page Dachenka grandit ), ajoute quelques éléments textuels succincts et intègre parfois des dessins. L'histoire de Dachenka prend une nouvelle forme, presque comme un roman photo conceptuel, un complément esthétique essentiel pour cet ouvrage constructiviste et fonctionnaliste. Une simplicité élégante est rendue par les formes épurées. L'équilibre chromatique subtil, la typographie raffinée et les photographies intégrées créent une harmonie visuelle qui amplifie l'impact émotionnel des mots. Les illustrations réalisées par Čapek lui-même ajoutent une dimension personnelle à l'ensemble, où les images et les textes se fondent avec élégance.
Karel Teige transcende les normes habituelles du design du livre pour enfants et repousse les frontières traditionnelles de la littérature en proposant une fusion exceptionnelle entre l'esthétique graphique et la virtuosité littéraire. L'ouvrage adopte un style constructiviste et fonctionnaliste, où les lignes géométriques évoquent une simplicité épurée. L'équilibre chromatique subtil, la typographie raffinée et les photographies intégrées créent une harmonie visuelle qui amplifie l'impact émotionnel des mots.
Car Čapek aborde dans Dachenka le lien d'amitié entre lui et sa petite chienne, explorant ainsi une idée plus générale sur la question du rapport de confiance et d’amour entre les animaux et les humains, et ce qui définit notre humanité. En cette année 1932, cette relation prend une signification particulière à la lumière des événements historiques, créant ainsi une interaction profonde entre l'œuvre, le lecteur et le contexte. En 1933, Hitler arrive au pouvoir en Allemagne.
Cette œuvre demeure un exemple inspirant de l'impact que peut avoir la conjonction de l'écriture et du graphisme dans la littérature. Un peu auparavant, en 1931, en France, était publié L’histoire de Babar le petit éléphant, écrit et illustré par Jean de Brunhoff, marquant ainsi l’avènement du livre moderne pour enfants en France. Jean de Brunhoff façonne une narration visuelle et textuelle qui exploite l’espace de la page pour accompagner la lecture et créer une tension et une surprise dans l'expérience de lecture. Dachenka est conçu pour être une œuvre artistique complète, offrant aux lecteurs une immersion artistique et littéraire authentique, dont les nouveaux codes esthétiques transcendent l’expérience de lecture. C'est un ouvrage fondateur pour la jeune génération tchécoslovaque.
Dachenka, sous sa forme d'album, résulte ainsi de deux perspectives distinctes sur les arts, la société et des engagements politiques opposés. D'un côté, il y a la perspective axée sur la modernité, le constructivisme et le fonctionnalisme, menée par Karel Teige, enseignant au Bauhaus et communiste engagé, qui cherche également à éradiquer les vestiges germanophones laissés par l'Empire austro-hongrois. De l'autre, Karel Čapek adopte une approche moderne tout en honorant son passé. Tel un observateur bienveillant, il réfléchit aux conséquences de cette modernité à tout prix. Il attire régulièrement l'attention sur des questions telles que la mécanisation, la modernité et l'endoctrinement religieux (comme illustré dans la pièce "R.U.R."), ainsi que sur la montée du nazisme (comme dans "La maladie blanche").
1-Karel Teige a typografie, article Fototypografická kniha, p. 163-164), Polana Bregantová, Lenka Bydžovská et Karel Srp, éditions Abor Vitae 2009.